54
Augmentez le nombre des variables, les axiomes ne changeront pas pour autant.
Algèbre, tome II.
Béatriz aimait bien la sensation de chute libre créée par la rotation. Les yeux clos, elle s’imaginait étendue sur l’un des moelleux lits organiques dont les Iliens avaient toujours raffolé. Elle aurait voulu se trouver en ce moment dans un tel lit avec Nano Macintosh, sur un autre monde et sous une autre étoile. Mais naturellement, un lit de ce genre n’avait aucun sens sous une gravité voisine de zéro.
Macintosh la poussa de nouveau doucement en avant pour la faire flotter avec lui en direction des « filets ». Il s’agissait d’un antre, une chambre spéciale située sur le moyeu tubulaire de l’Orbiteur, quelquefois dénommée « le parc privé », souvent utilisée pour le repos ou la méditation entre deux périodes de travail. Parfois, un couple d’amoureux en quête d’un refuge s’y donnait rendez-vous. Une fine résille blanche quadrillait toute la zone, compartimentant l’espace en une série de cocons flous auxquels des projections holo donnaient parfois des aspects fantasmagoriques propres à faire oublier à leurs occupants les soucis quotidiens de l’existence à bord de l’Orbiteur. Tout cela, Béatriz le savait depuis sa dernière visite, de sorte qu’elle préférait aujourd’hui garder les yeux clos.
— L’effet de désorientation dure plus longtemps que la dernière fois, dit-elle à Macintosh. Je n’ai vraiment pas envie de rouvrir les yeux.
— Après toutes les épreuves que tu as subies aujourd’hui, ça ne m’étonne pas. Je n’aurais pas envie de les rouvrir non plus à ta place.
Elle entendit les doigts de Macintosh actionner le clavier du messager qu’il portait à sa ceinture et sentit une douce lumière chaude lui caresser le visage et les mains.
— Nous sommes maintenant à Port des Anges, cette nouvelle station îlienne dont tout le monde parle. Tu sens comme il fait chaud ?
Elle sentait la brise sur ses joues. Elle s’imaginait en train de bronzer sur la plage aux rayons des deux soleils, une boisson glacée à la main. À côté d’elle, une assiette garnie de tranches de mangues et de papayes n’attendait que son bon plaisir. Mais il n’y avait ni bruit de vagues dans son dos, ni ressac à lui couper le souffle. Elle était sur l’Orbiteur.
Elle ouvrit les yeux et vit la plage de sable fin qui s’étendait à perte de vue des deux côtés. Du haut des falaises, une végétation luxuriante retombait sur la plage où plusieurs paillotes alignées lui offriraient un abri lorsque la chaleur des soleils lui deviendrait insupportable. Ils se tournèrent ensemble et le tableau holo tourna en même temps qu’eux, centré sur un point de référence indiqué par le messager.
La représentation holo comprenait même leurs empreintes dans le sable à la lisière d’une mer couleur d’émeraude. Le transbordeur fictif qui les avait amenés jusqu’à cette illusion avait déjà replongé sous les vagues, ne laissant derrière lui qu’un remous et un léger sillage de bulles en direction de l’horizon. Quelques chiots de mer jappèrent joyeusement avant de plonger des rochers qui bordaient l’entrée du port à la poursuite des poissons délogés de leurs trous par le passage du transbordeur.
— Il fallait que nous soyons seuls quelques minutes, lui dit Macintosh. Il faudra un moment pour faire place nette là-haut et les traquer jusqu’au dernier. Mes hommes sont particulièrement efficaces. Ils ont été triés sur le volet avant d’être engagés ici. L’alerte est donnée, ce Brood n’a pas la moindre chance.
Il saisit l’une des grosses boucles de sa ceinture pour lui faire faire lentement quelques pas à l’intérieur du paysage holo.
— Personne ne sait qui sont les Enfants de l’Ombre, dit-il abruptement. As-tu une idée là-dessus ?
— Je… non, pas la moindre.
— C’est parce qu’ils n’existent pas en réalité. Demande à n’importe lequel d’entre eux. Ils n’ont pas d’assemblées secrètes, n’échangent pas de messages, ne recrutent pas. Ce qu’il y a à faire se fait tout simplement. Une panne de courant, une modification dans les couloirs du varech et Flatterie se retrouve avec quelque chose en moins. Ses approvisionnements passent au large, ses pièces de rechange disparaissent…
— C’est bien ce qui m’intrigue, lui dit Béatriz. J’aimerais bien savoir qui est derrière tout ça et comment ils font pour agir exactement au bon moment.
Macintosh la retint par la boucle de sa ceinture et ils entamèrent un lent mouvement de rotation spiralée à travers les filets. L’illusion de la plage était faite sur mesure pour elle, spécialement pour l’aider à vaincre son sentiment de désorientation.
Il est chez lui là-haut, se dit-elle.
Il lui vint alors à l’idée que « là-haut » n’avait plus le même sens que quelques heures auparavant.
— On appelle ça « la bouteille à la mer », lui dit-il. On lance quelque chose au hasard dans les vagues, et advienne que pourra. Mais si l’on exerce un contrôle, même limité, sur les courants, alors ce n’est plus du hasard, c’est de la certitude. L’absence d’organisation des Enfants de l’Ombre est pour les Pandoriens un encouragement à se dresser contre Flatterie chaque fois qu’ils en ont l’occasion. Mettons que quelqu’un détourne quelque chose, par exemple une cargaison de générateurs à hydrogène, et continue à faire son travail comme si de rien n’était, sans jamais plus recommencer, de manière à ne pas être repéré. Quelqu’un d’autre, au milieu de l’océan, aperçoit la cargaison et la détourne à son tour. En l’espace de quelques battements, les générateurs se retrouvent sur la côte nord, dans un village de pionniers.
Le bout de son doigt décrivit une spirale englobant l’espace où ils se trouvaient puis s’abattit au creux de la paume de son autre main.
— Livraison accomplie, dit-il avec un clin d’œil. Le chantier de Flatterie est perdant et le peuple gagnant. Les Enfants de l’Ombre ne sont pas là. Tout s’est passé de manière brillante, ajouta-t-il avec un sourire, et n’importe qui peut entrer dans le jeu.
— N’importe qui…
De nouveau, les pensées de Béatriz étaient avec Ben.
Je me demande depuis combien de temps il joue à ce jeu-là.
— Les Zavatariens, Rico et Ben… fit Macintosh en choisissant soigneusement ses mots. Ils ne veulent pas la mort de Flatterie. Ils veulent seulement l’écarter. Après tout ce qu’il leur a fait, ils ne veulent pas le tuer, simplement parce que c’est un être humain. Tu ne trouves pas cela incroyable ? Est-ce que tu te rends compte de la manière dont vous autres Pandoriens avez évolué par rapport à nous ?
— Nos ennemis sur Pandore ont toujours été beaucoup plus cruels que nous, dit-elle. À l’exception du varech. Il a tué pas mal d’humains, lui aussi, au fil des années.
— Mais qui l’a agacé en tirant sur sa laisse ? Qui a mis le feu à sa cage ?
Elle ferma de nouveau les yeux et respira profondément, par saccades.
— Tu te sens bien ? demanda Macintosh.
Elle prit une lente inspiration puis expira avant de répondre :
— Je ne sais pas. Je regarde autour de moi et je sais que ce paysage est factice, qu’il n’est pas réel. Mais il y a des gens qui nous suivent, il y a des lasers pointés derrière les rochers et les buissons. Du coin de l’œil, j’aperçois des ombres qui courent se mettre à l’abri.
Il l’attira contre lui et lui donna finalement le baiser qu’elle attendait. Ce n’était pas un austère baiser sur la joue et c’était juste ce qu’il fallait à Béatriz pour lui redonner le sens des réalités.
— Il y a longtemps que je désirais faire cela, dit-elle. Mais cette idée me semblait… déplacée, au milieu de toutes ces tueries.
— Je sais. Moi aussi, je le désirais.
Il effleura ses lèvres du bout du doigt.
— Attends-toi à garder les nerfs à vif pendant un petit moment, peut-être même un grand, lui dit-il. Nous allons retourner là-bas dans quelques minutes et en finir avec ce capitaine Brood. Je ne sais pas ce qu’il s’imagine, mais ses hommes ont dû s’apercevoir, à l’heure qu’il est, qu’il n’est pas si facile que ça de faire tout ce qu’on veut à bord d’une station orbitale. On verra ensuite ce qu’on peut faire pour aider tes amis côté surface.
— Tu ne les crois pas… morts ?
— Non. Je ne les crois pas morts.
— Qu’en sais-tu ?
— Le varech.
Les traits de Béatriz durent exprimer sa surprise, car il gloussa.
— Tu sais que le varech est ma spécialité, dit-il. Depuis que Flatterie m’a mis à la tête du Contrôle des Courants, j’ai pu faire quelques expériences qui se sont révélées payantes.
Il l’embrassa de nouveau. Puis il lui parla du système de communication par le varech qu’il avait mis au point, ainsi que des tentatives qu’il avait faites pour l’unifier.
— Je me demande quelle sorte de dieu il ferait, dit-il. Miséricordieux ? Vengeur ?
— Ce n’est pas ce qui compte dans l’immédiat, n’est-ce pas ? dit Béatriz. Brood a de la ressource, je ne serai pas tranquille tant qu’il n’aura pas été… neutralisé.
Macintosh se propulsa avec elle dans un cocon holo d’apesanteur où le ciel bleu parsemé de hauts nuages blancs occupait trois cent soixante degrés de leur sphère de vision.
— Moi, c’est plutôt Flatterie qui m’inquiète, dit-il. Brood n’est que du menu fretin. Flatterie a mis en place des structures redoutables, capables d’écraser tout ce qui se dresse sur son chemin.
— Mais c’était un Psychiatre-aumônier ! voulut insister Béatriz. Sa formation devrait l’inciter à agir mieux que ça.
— Sa formation l’incite à parer aux nécessités et à nous y adapter, lui rappela-t-il. Rien à voir avec toute la frime romantique. Rien que des faits. Il est simplement programmé pour veiller à ce que nous ne lâchions pas une intelligence monstrueuse dans l’univers.
— S’il n’a pas réussi à s’adapter lui-même et à faire face à la situation, pourquoi penser qu’il veut nous entraîner dans son sillage ?
— C’est très simple, répondit Macintosh avec un sourire qui lui plissa jusqu’au sommet du crâne son visage rasé de frais. Flatterie n° 5 a appuyé sur le bouton rouge. Tu l’as lu dans les Historiques. Ce Flatterie-là était infiniment plus sympathique que le nôtre. C’est parce que sa programmation avait déjà réagi, en prévoyant ses mouvements et en les empêchant.
— Nous pouvons faire la même chose ! s’écria Béatriz avec un haussement d’épaules qui ne réussit qu’à leur communiquer un mouvement giratoire au milieu du ciel factice. Tu as raison, il faut utiliser le varech pour l’écarter !
— Maintenant qu’il sait que Flatterie veut sa peau, il me semble que le programme est déjà installé, tu ne crois pas ?
— Je…
— Mais je songe à une autre possibilité, qui concerne Crista Galli. Béatriz éprouvait à l’égard de Crista Galli une curiosité qui dépassait le simple intérêt professionnel. Ben voyait quelque chose en elle, il voyait dans ses yeux un tourbillon qui l’emportait encore plus loin de Béatriz. Même si tout était fini entre eux, une femme capable de produire cet effet-là – une jeune femme, surtout – avait de quoi éveiller prodigieusement sa curiosité.
— Et de quoi s’agit-il ? demanda-t-elle.
Elle perçut dans sa propre voix un arrière-ton amer et corrodé, un claquement inutile des mots au sortir de ses lèvres.
— Je pense que le varech nous a déjà pris de vitesse, dit-il.
Elle recula son visage, du creux de l’épaule de Macintosh où il était enfoui, pour scruter son sourire épanoui.
— J’ai l’impression, poursuivit Macintosh, que Crista Galli constitue une expérience du varech dans le domaine de l’intelligence artificielle. C’est un produit manufacturé, vivant mais incomplet. Ce serait bien si nous pouvions la maintenir ainsi.
Une tonalité musicale monta du messager passé à sa ceinture. Sans ôter ses bras des épaules de Béatriz, il activa le communicateur d’un simple commandement vocal.
— J’écoute.
— Brood et deux de ses hommes se sont enfermés avec le N.P.O. Il dit que si vous n’êtes pas là-bas dans deux minutes, il commencera à faire de la bouillie de cervelle.